“La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.
© “La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.

La philosophie, un jeu d’enfant ? !

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Complètement fou de faire de la philosophie avec des petits ? Pas pour Pomme d’Api ! À l’âge de la maternelle, ses jeunes lecteurs s’étonnent de tout, s’interrogent sur la vie, la mort, la justice et tant d’autres choses… Comment accompagner leur questionnement et leur donner des outils pour penser par eux-mêmes ?

Entretien avec Edwige Chirouter, maître de conférences à l’Université de Nantes et titulaire de la chaire de l’Unesco sur la philosophie avec les enfants.

“La philo, un jeu d’enfant”… Est-ce selon vous une formulation provocante ?

Edwige Chirouter est maître de conférences à l’Université de Nantes et titulaire de la chaire de l’Unesco sur la philosophie avec les enfants. Photo : DR.Edwige Chirouter : Non, je suis entièrement d’accord ! L’enfant a un potentiel philosophique énorme car il s’étonne de tout ! À 3 ou 4 ans, il est en plein dans l’étonnement philosophique. Et ses questions sont métaphysiques, politiques… Il y a, chez l’enfant de cet âge, une véritable jouissance à poser des questions sans autocensure. Et nous, adultes, n’avons pas de réponses à leur asséner. C’est assez ludique finalement. Un peu comme des devinettes… mais sans réponse !

Le titre de votre dernier ouvrage est d’ailleurs “Il n’y a pas d’âge pour philosopher !”

E. C. : C’est une phrase d’Épicure. Il est intéressant de voir que dès le tout début de la philosophie, on se posait déjà la question de l’âge. Montaigne aussi ! Cela légitime encore plus le courant actuel de philosophie avec les enfants. La philosophie, c’est la capacité à s’étonner de tout, absolument tout. Il n’y a pas une philosophie pour les enfants, il y a une philosophie AVEC les enfants. Et c’est la même que nous ! Les mêmes questions sur la liberté, la vie, la mort, le bien, le mal, grandir…

Donc à votre avis, à Pomme d’Api, on n’est pas complètement fou de vouloir faire de la philosophie avec des petits ?

E. C. : Je pense que c’est même souhaitable, en particulier parce que, depuis Françoise Dolto, on donne à l’enfant un statut de droit, un statut de parole. On écoute ce qu’il a à dire. J’ai commencé à m’intéresser à la philosophie avec les enfants lorsque ma fille a eu 4 ans. Elle me demandait : “Est-ce que le premier homme avait une maman ?” “Pourquoi une chaise s’appelle une chaise et non une table ?”… Ça m’a ouvert tout un horizon !

Dans votre livre, vous utilisez l’image de la “marelle”, pour évoquer le questionnement philosophique…

E. C. : La marelle illustre ce chemin qu’on découvre tout au long de sa vie, en sautant d’une case à une autre, d’âge en âge. Le début de la marelle, c’est justement l’âge de la maternelle, où l’on découvre le monde avec des yeux étonnés. Entre 3 et 5 ans, c’est le moment privilégié du questionnement. On commence tout juste à appréhender des concepts. L’enfant, même petit, a une capacité à s’emparer de ces grandes questions : l’origine de la vie, la mort, la justice… Il faut juste lui dire que ces questions ne sont pas faciles, qu’il est difficile d’y répondre, mais qu’il est légitime de se les poser.
“La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.

Justement, comment l’adulte peut-il encourager ce questionnement ?

E. C. : J’ai envie de dire aux parents de ne pas avoir peur des questions des petits, même les plus abruptes. Ça doit être une joie de s’en emparer. C’est justement le signe universel de notre humanité, ce qui nous distingue des animaux. Le langage, la relation aux autres, la culture, lui permettent de se construire, de devenir un être libre, singulier et autonome. On peut le dire aux enfants, leur répéter qu’ils ne sont pas les seuls à se poser ces questions-là. Nous aussi, adultes, on se les pose. On peut y revenir de temps en temps, en reparler…
L’adulte doit être ambitieux et humble. Ambitieux car il parle du Bien, du Mal, de la Liberté, avec des majuscules ; et humble parce que les “bonnes” réponses n’existent pas. Ce ne sont pas des raisonnements mathématiques ou des faits historiques. Philosopher avec des enfants, c’est leur donner des outils pour penser par eux-mêmes. Un parent doit viser la liberté de pensée, la liberté tout court.“La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.

Cela demande quand même quelques compétences, non ?

E. C. : Oui, philosopher c’est apprendre à penser de façon rigoureuse. Effectivement, en philo, il ne suffit pas de dire ce que l’on pense mais de penser vraiment ce que l’on dit. La philosophie “muscle” notre esprit critique.

Et vous, quelle est votre démarche pour apprendre à philosopher ?

E. C. : Je suis professeur de philo, donc j’ai l’habitude de travailler à partir d’un texte. On ne peut pas apprendre à philosopher sans un texte qui permet une mise à distance. Mais bon, je ne vais pas parler de Kant ou d’Heidegger à des enfants de 4 ans, même si je n’hésite pas à mentionner des noms au passage. Alors, j’ai choisi de passer par la littérature et je l’ai transposée au monde de l’enfance.
Les albums classiques sont des supports privilégiés pour réfléchir avec des enfants et aborder un concept philosophique. Les histoires permettent d’établir “la bonne distance” entre l’expérience personnelle de l’enfant et la question philosophique. Comme le petit enfant a du mal à sortir de sa subjectivité, une histoire avec un personnage l’aide à se décentrer, et lui donne des outils pour affiner son raisonnement et l’émanciper de son propre point de vue.

Un album favori ?

E. C. : J’utilise souvent “Jean de la Lune” de Tomi Ungerer (lire ci-dessous), un album poétique qui aborde une notion complexe : la différence. Et ça permet un débat riche avec les enfants. J’aime prendre des classiques, comme Ungerer, donc, ou Claude Ponti. Pour les plus grands, j’utilise “L’anneau de Gygès”, adapté de Platon et réécrit pour les enfants, pour parler du bien et du mal, du juste et de l’injuste… Les livres ne disent pas aux enfants ce qu’ils doivent penser. Au contraire, la littérature est faite pour leur laisser la liberté de penser.
À lire : “Il n’y a pas d’âge pour philosopher”, d’Edwige Chirouter, éd. L’Initiale, préface de Frédéric Lenoir.

Tomi Ungerer, un artiste philosophe

Tomi Ungerer. © Gaetan Bally, Keystone. “La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.Tomi Ungerer, auteur et illustrateur, connu par beaucoup d’enfants et de parents à travers son livre Les Trois Brigands (L’école des loisirs), répond chaque mois aux courriers des enfants dans la revue Philosophie Magazine. Ce “brigand”, qui confesse n’avoir jamais rien compris aux textes des grands philosophes au lycée, prend aujourd’hui un malin plaisir à apporter sa pierre à l’édifice de la philo avec les enfants. Ses réponses sont souvent absurdes, oniriques ou sarcastiques : “Oui, oui, je pense que c’est intéressant de mourir !” Il répond en quelques phrases, parfois à l’aide d’un dessin. Avec surtout un vrai sens du raisonnement philosophique. En tout cas, ce livre ne répond “ni oui ni non” aux questions des enfants. On est bien là dans l’essence de la philosophie.
À lire, de 5 à 105 ans : Ni oui ni non, de Tomi Ungerer, éd. L’école des loisirs.

Frédéric Lenoir, un philosophe méditatif avec les enfants

Frédéric Lenoir. © Éric Garault. “La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.« Dans les ateliers philo avec des enfants de maternelle, je privilégie des thèmes comme “le bonheur” ou “les émotions”, plus faciles et plus riches avec eux. À la question “C’est quoi être heureux ?”, ils vont me donner des exemples concrets tirés de leurs expériences personnelles : “Faire un câlin à Maman, manger une glace…”. C’est le début, le tout début pour se préparer aux ateliers philo et à la pratique du débat. Ce ne sera qu’un peu plus grands qu’ils accèderont à un raisonnement plus abstrait et universel.
Pratiquant moi-même une forme de méditation de pleine présence, je fais précéder chaque atelier d’un petit temps de méditation. Ce rituel tout simple aide l’enfant à faire le vide, à se recentrer et à être présent dans l’instant. Quelque chose me fait particulièrement plaisir : c’est quand des enfants me disent qu’ils ont appris à leurs parents ce temps de méditation et qu’ils le font à la maison !
Face aux questions philosophiques et existentielles d’un enfant, il me semble essentiel pour le parent de retourner la question à son enfant. Avec des mots très simples, on peut lui dire : “Et toi, tu en penses quoi ?”
L’enfant a toujours une idée, une intuition. Et en le considérant comme un véritable interlocuteur, l’enfant se sent ainsi reconnu, avec une pensée intéressante. »
À lire : Philosopher et méditer avec les enfants, de Frédéric Lenoir, éd. Albin Michel.

La philo avec les enfants en quelques dates

“La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.Dans les années 1950, place à la parole des enfants : la pionnière Germaine Tortel, pédagogue française, fait échanger des enfants de maternelle sur des questions philosophiques.
Dans les années 1970, les débuts de la philo avec les enfants : Matthew Lipman, pédagogue et philosophe américain, est à l’initiative d’un mouvement éducatif qui a mis la philosophie à la portée des enfants, notamment à partir d’un travail sur le raisonnement logique.
1992, les premiers ateliers philo : Michel Tozzi, didacticien de la philosophie, identifie trois processus du penser philosophique avec les enfants : problématiser, conceptualiser et argumenter.
Consulter le site philotozzi.com
1995, la philo contre l’échec scolaire : Jacques Lévine développe une démarche “psychanalytique”, notamment pour les enfants en difficulté scolaire. Il parle de l’enfant comme “interlocuteur valable”. Consulter le site de l’AGSAS
2007, de la philo dans Pomme d’Api : Jean-Charles Pettier, qui s’inspire des travaux de Michel Tozzi, défend la philo dès la maternelle et devient le conseiller des P’tits Philosophes. Il accompagne la rubrique depuis plus de dix ans. Philosophe, pédagogue, il est aussi en charge de la chaire de l’Unesco aux côtés d’Edwige Chirouter.
2016, l’Unesco reconnaît l’importance de la philo avec les enfants : Edwige Chirouter démontre l’intérêt d’utiliser la littérature pour enfants comme support de ces pratiques. Elle crée la première Chaire Unesco/Université de Nantes “Pratiques de la philosophie avec les enfants”.
2017, nouvel élan des ateliers philo à l’école : Frédéric Lenoir popularise ces pratiques et participe à la création de la fondation SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble) qui diffuse les ateliers philo et forme des animateurs.

Des outils de questionnement pour philosopher avec les enfants

  • Les petites lumières
  • Les petits lecteurs de Pomme d’Api ont rendez-vous chaque mois avec une histoire illustrée des “P’tits Philosophes” et une grande question. Dans le numéro de janvier 2019 : “Être grand, ça veut dire quoi ?”
  • L’appli Bayam : la saison 2 des “P’tits Philosophes” sur Bayam, (en 12 épisodes) démarre en janvier 2019.

“La philosophie, un jeu d'enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d'Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.

“La philosophie, un jeu d’enfant ?!”, supplément pour les parents du magazine Pomme d’Api n° 635, janvier 2019. Texte : Sophie Furlaud, illustrations : Pascal Lemaître.

 

Couverture du magazine Pomme d'Api n°635, janvier 2019, et son supplément pour les parents.